Dans nos précédents articles, nous sommes beaucoup concentrés sur les difficultés de transition induites par des départements IT ou des pratiques informatiques dépassés. Mais soyons honnêtes, les ingénieurs peuvent être à la fois les principaux atouts et sources de difficultés des usines. Leur solide formation théorique, aussi précieuse que reconnue dans l'Hexagone, les amène à résoudre brillamment les problèmes qu’ils rencontrent sur le terrain, mais dans le même temps, les pousse aussi parfois à vouloir tout développer en interne selon des méthodes et un état d'esprit désormais dépassés.
Un réflexe mû par l'appétence pour la technique, mais qui se révèle contre-productif dans le monde nouveau de l'industrie 4.0 où l'agilité et la vitesse de mise sur le marché priment. En voulant tout "fabriquer maison", du code au câblage en passant par les interfaces utilisateur, les ingénieurs usinent en réalité de lourds boulets pour leurs entreprises.
Ces outils artisanaux, longs et coûteux à produire, sont rarement évolutifs et très vite dépassés par les nouvelles technologies. Un cycle de développement “en V”, à l'exacte opposé de la philosophie de l'industrie 4.0 qui prône l'agilité et la mise sur le marché rapide de produits minimum viables pour capter les retours utilisateurs.
Paradoxalement, les ingénieurs feraient bien de s'inspirer des frères Wright, pionniers de l'aviation au début du 19eme siècle. Ceux-ci ont réussi leur pari en adoptant une démarche pragmatique : concevoir un prototype simple et léger, facilement modifiable pour accélérer les cycles tests/erreurs/améliorations itératives.
Les frères Wright n'ont pas cherché à développer l'avion parfait dès le départ, avec les toutes dernières technologies et une sécurité maximale. Ils ont privilégié un prototype basique pour tester rapidement et intégrer les retours d'expérience.
Pour ne pas rester au rang des disciplines dépassées par les révolutions industrielles, le corps des ingénieurs doit donc opérer sa propre mutation en profondeur. accepter de tâtonner, de se tromper, pour mieux avancer par petits paliers successifs plutôt que de viser la solution parfaite aux premiers essais.
C'est un changement de culture énorme pour les ingénieurs formés à la doctrine du 'zéro défaut' pendant leurs études. Mais c'est la seule façon de s'inscrire dans les cycles de développement courts et itératifs prônés par les méthodes agiles, indispensables à l'industrie 4.0.
Il faut également apprendre à investir dans la donnée autant que dans la machine elle-même. Acquérir une culture produit et une vision d'ensemble de la chaîne de valeur numérique, plutôt que de se focaliser sur le hardware et des développements en silos.
Les ingénieurs ne doivent plus être des développeurs fermés sur eux-mêmes, mais s'ouvrir à une culture de la donnée et des méthodes collaboratives. C'est la condition pour intégrer les nouveaux usages comme l'intelligence artificielle ou les jumeaux numériques.
Sans ce changement de paradigme chez les grands architectes de l'industrie, celle-ci pourra difficilement se hisser au rang des champions de la 4ème révolution industrielle. Une transformation culturelle indispensable, en plus des investissements dans la formation, les recrutements et les infrastructures.
Les vieilles méthodes de développement des ingénieurs peuvent être un frein majeur dans nos usines. S'ils n'évoluent pas vite, nous risquons de perdre notre avantage compétitif industriel.